Gilles Casanova 28 août On me pose régulièrement cette question : mais qu’est-ce que c’est pour vous la gauche, et qu’est-ce qui distingue la gauche de la droite ? Et qu’est-ce que vous voulez au juste ? Alors, de façon nécessairement caricaturale parce que concentrée, je vais essayer d’évoquer quelques idées qui expriment ce que je pense Droite et gauche sont essentiellement des notions relatives, mais avec le temps, sur les 230 dernières années, des caractéristiques propres sont apparues en France qui marquent la droite et la gauche. La droite ne fait pas essentiellement confiance à l’humain en tant que groupe social pour se diriger seul. Elle pense qu’il a besoin de repères et de garde-fous. L’autorité, l’ordre, la Nation, souvent aussi la religion, lui semblent être des valeurs qui, en surplombant le peuple, sont de nature à l’encadrer, le diriger, qu’une élite doit en prendre la tête, le gouverner de manière à ce qu’il évite d’aller dans les mauvais chemins. Elle a notamment une crainte toute particulière que si on laisse les plus pauvres – qui sont les moins éduqués – livrés à eux-mêmes, ils ne s’abandonnent aux pires exactions. La vision de l’ordre et de l’autorité nécessaires à ce projet, s’accommode du risque de l’arbitraire inévitable qui est parfois minimisé. Elle ne répond pas toujours à la question de Platon : « Mais qui va garder les gardiens ». Elle a tendance à considérer que toute contestation de l’autorité doit d’abord être réprimée avant que son propos soit examiné. Si l’on devait résumer par une formule un peu directe : elle préfère une injustice à un désordre. La gauche fait au contraire essentiellement confiance à l’humain en tant que groupe social pour se diriger seul. Elle va donc mettre en avant tout ce qui peut être favorable à l’auto-gouvernement à tous les niveaux de la société. Elle va être méfiante vis-à-vis de toutes les institutions qui peuvent produire de l’arbitraire, donc toutes les institutions qui vont représenter l’autorité ou la religion, y compris la Nation qui est pourtant le cadre dans lequel se situe la seule possibilité d’une politique qui puisse toucher l’universel. Elle va constamment souhaiter minimiser le rôle et le pouvoir de l’élite, et elle va considérer que ce sont les moins riches vers lesquels doit se tourner en priorité l’effort de la société pour leur permettre d’acquérir les compétences et les connaissances qui permettront une cohésion sociale plus grande par une plus grande compréhension collective des besoins de la société, Et une progression vers une égalité réelle. Elle a tendance à considérer que toute contestation de l’autorité doit d’abord être soutenue avant que son propos soit examiné. Elle a tendance à mettre tellement en avant cette question de Platon « qui va garder les gardiens », qu’elle doute spontanément de ces gardiens. Si l’on devait résumer par une formule un peu directe : elle préfère un désordre à une injustice. On voit bien que la société française a besoin de ces deux regards qui portent un équilibre. Suivant les moments c’est l’un où c’est l’autre qui a dominé et les politiques menées ont été marquées par les principes que j’ai évoqués. Pour dire la vérité c’est essentiellement la droite qui a gouverné, mais la gauche, dans l’opposition, à travers des mouvements sociaux ou des mouvements syndicaux a beaucoup pesé comme contrepoids de cette politique, la plupart du temps de droite. Le même phénomène s’est produit lorsque la gauche était aux affaires, cette fois avec des mouvements d’opinion et des pressions économiques de droite. L’histoire s’est jouée ainsi jusqu’à l’arrivée du néolibéralisme qui a intégralement changé la donne. Le néolibéralisme a détruit les fondements de la gauche comme de la droite en s’attaquant très profondément à l’idée que c’étaient les humains par leurs modes d’organisation qui décidaient de leur avenir et se projetaient dans l’histoire. Pour les néolibéraux l’histoire est finie. Le rôle des États, des Nations, des institutions, des autorités est dépassé. La régulation par en haut souhaitée par la droite et la régulation par en bas que la gauche essayait d’imaginer, sont toutes deux inutiles. Les progrès des sciences et des techniques ont créé un village global mondial et c’est à ce niveau qu’il faut raisonner. Au fond la droite et son attachement au cadre national n’a-t-il pas toujours tendance à finir par imposer un régime autoritaire à la manière des Colonels grecs, de Franco en Espagne de Salazar au Portugal… Feront-ils valoir. Au fond, la gauche n’a-t-elle pas toujours, à force de rechercher le moyen de faire monter cette autorité, d’en bas et du plus grand nombre, produit des systèmes totalitaires aussi effroyable que l’URSS ou la Chine de Mao... Argumenteront-ils. La main invisible du marché va décider mieux que tout le monde, elle saura spontanément, elle répondra intégralement à tous les besoins de l’humanité en étant à la fois juste et efficace, avec juste ce qu’il faut de sévérité et d’encouragement pour les uns et les autres, en laissant naturellement jouer les équilibres de l’économie qui seront le cœur de ce qui va fonder une société équilibrée. Cette troisième vision du monde qui est un poulailler mondial ouvert mondialement aux renards du monde entier va dissoudre progressivement les deux visions, celle de droite celle de gauche, pour des raisons qui sont essentiellement liées au fait que les néolibéraux ont su faire s’enfuir la réalité du pouvoir des institutions que la gauche et la droite se disputaient, comme les États-Nations, vers des institutions gazeuses et incontrôlables, dont le modèle le plus caricatural est la Commission de Bruxelles C’est aujourd’hui cette troisième formule qui domine notre vie politique, avec un télévangéliste qui explique qu’il va réduire les inégalités en rendant les poules plus libres et les renards plus libres, « En même temps », dans un poulailler plus fraternel. Autant les deux premières visions de la société ont vocation à s’équilibrer et à alterner dans la direction de la société, autant la troisième a une vocation profondément totalitaire et excluante de toute autre chose, puisqu’elle proclame le caractère naturel – laissant spontanément agir toutes les forces sociales et économiques – de sa doctrine. En réalité c’est le pouvoir absolu de la finance de marché la plus concentrée qui est organisé par la dérégulation mondiale qui a commencé dans le courant des années 80 et explosé à partir de la chute du Mur de Berlin en 1989. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt d’observer que la première mise en œuvre test de cette politique conçue par l’école de Chicago, avant d’être lancée dans de grands ensembles économiques au début des années 80, a été faite par Augusto Pinochet, après son coup d’état du 11 septembre 1973 au Chili. Les dirigeants français de gauche et de droite pour la plupart ont été profondément désarçonnés par l’arrivée de cette « troisième voie », on note que la plupart d’entre eux se sont ralliés à celle-ci, avec plus ou moins d’hypocrisie, en l’appelant « la seule politique possible », ce qui explique la disparition des partis qui représentaient la gauche et la droite. Et le phénomène français est évidemment reproductible dans le reste de l’Occident, en tenant compte des spécificités de chaque pays et de son histoire propre. Il n’est resté que les versions radicalisées et extrêmes, de gauche comme de droite, dont la caractéristique propre est qu’elles ne sont pas conçues pour gouverner mais pour protester. L’une comme l’autre font donc naturellement peur à la majorité de la société lorsqu’elles sont en position de l’emporter, et c’est ainsi que celle-ci se tourne – sans bien comprendre – vers les néolibéraux qui contrôlent l’économie et le système médiatique, pour éviter « les extrêmes » qui leur font peur. On est ainsi entré dans un cercle extrêmement vicieux, extrêmement dangereux, qui est en train de miner très profondément la démocratie. Il y a donc tout un travail politique, idéologique, culturel, de reconstruction des repères dans la société, et d’abord se battre pour recouvrer la souveraineté, qui est une idée centrale pour la gauche comme pour la droite, car c’est celle qui permet que la politique ne soit pas seulement celle de quelques dizaines de possédants à l’échelle du monde, mais que la démocratie puisse exister par la participation du peuple à la décision. Vaste programme.